Le Courly rouge du Brésil

Nathanaël

Nathanael_courly_img

François-Nicolas Martinet, Le Courly rouge du Brésil, de l’âge de trois ans,
gravure en couleurs, aquarellée, 32 x 22 cm, 1783

© tous droits réservés

 

[Le texte qui suit est l’introduction à l’édition brésilienne de Héroïnes par Claude Cahun. Heroínas, traduit par Daniel Lühmann, a été publié par A Bolha Editora (Rio de Janeiro) en 2016. Site de l’éditeur : <https://abolha.com/loja/heroinas-2/>.]

 

Je me console (mal) en pensant que j’ai saisi la seule chance d’être regrettée…
Claude Cahun, Héroïnes (Mille et une nuits), p. 86.

Quant à la vérité, vous l’avouerai-je ? je ne m’en soucie nullement. Je ne la recherche pas — je la fuis.
Et j’estime que c’est là mon vrai devoir.
Claude Cahun, Héroïnes (Mille et une nuits), p. 100.

 

S’il me revenait de correspondre avec Claude Cahun, de lui adresser une lettre, il me faudrait ce faisant inventer une nouvelle temporalité, une temporalité susceptible de recevoir ce qui de ce nom échappe à sa nomination, c’est-à-dire au corps tel qu’il se l’est envisagé, une face cachée, intemporelle, et dont l’histoire, sans repères, et pourtant aux nombreux ancrages, aux îles à la dérive d’un continent quelconque, refuse l’identification. Il ne manque pourtant pas d’assises pour ce genre d’entreprise ; il suffit de se reporter à la documentation accumulée depuis la réapparition au début des années 1990 des photographies destinées de son vivant aux intimes, grossièrement élargies et (sur-)exposées dans les grands musées du monde, de cette auteure résistante, qui aura prêté sa signature plurielle à son époque en traversant depuis l’androgynat dont elle a fait un lieu meuble, les mouvements littéraires de son temps, dont aucune circonscription ne suffira à la retenir du large où elle se conçoit, à marée haute comme à marée basse. Si Claude Cahun est bien née dans un corps humain en un lieu précis qui porte un nom, il est d’autant plus fourvoyé que de chercher à y puiser une chronologie qui ne soit pas prestement démentie par la mue permanente à partir de laquelle elle s’est constituée non pas une mais plusieurs façons de se dire, dont nulle n’est juste, et dont nulle ne répand non plus une fausseté. Car à vrai dire, le mensonge de Claude Cahun est la promesse de sa franchise. C’est à cette exigence qu’elle nous somme en tant que lecteurs après la lettre. Claude Cahun, elle-même devenue « der Soldat ohne Namen », signature qu’elle a affixée en collaboration avec son amante et demi-sœur Marcel Moore, aux tracts anti-nazis glissés dans le réfectoire de l’armée d’occupation sur l’île de Jersey pendant la Deuxième Guerre Mondiale, a longtemps été présumé tombé au combat, s’effaçant allègrement des registres de l’histoire afin de se fondre dans l’anonymat…si ce n’était l’intempestif sauvetage d’une œuvre sinon vouée à l’oubli et dont les traces nous arrivent aujourd’hui par-delà même les langues qui étaient siennes. Car autant Claude Cahun a engendré au cours de sa vie écourtée tout un enchevêtrement de corps, de noms, de « je » et de genres, autant le relais entre ces mouvements a trouvé sa contrepartie dans l’échange des langues. Dans ce sens, non seulement m’est-il impossible de m’adresser à Claude Cahun, car à quel corps et dans quel lieu ?, mais tout aussi ardue est la tâche de la traduire. Cahun est foncièrement intraduisible ; c’est-à-dire que l’entrelacs de « je », de genres, de vues et de visions adoptés sous son œil et de ses mains, est intraitablement lié aux enjeux de la traduction, d’autant plus que « la traduction est l’a priori de l’intraduisible[1]. » Traduire l’intraduisible, c’est renoncer à la notion occidentaliste de la transparence, et se vouer à l’opaque traversée des limites invisibles — « opacité ardue[2] » dont l’impénétrabilité dépend justement de ce que le savoir fléchit devant sa propre arrogance. Si l’attelage à la vérité conditionne une telle présomption, le « vrai » dont se réclame Cahun en est l’insondable antidote, sans cesse détourné par ses propres conditions.

Si le temps lui a manqué, et manquera assidûment à ma lettre, le siècle, quant à lui en dit long quant aux attentes dont Cahun l’auteure intentera son époque. Si elle est née avant son nom, c’est, on peut se l’imaginer (mais se l’imaginer seulement) afin de ramasser en son corps à peine arrivé à sa vitalité le ressac d’un siècle finissant qui aura accompli d’une part l’abolition des esclavages, dont sa ville natale, Nantes, aura été un des pernicieux centres de la traite atlantique ; et d’autre part aura été le mécréant témoin à la fois de l’affaire Dreyfus (dont les retombées antisémites en France provoqueront l’expédition de Cahun, enfant, vers l’île de Jersey, et vers la langue anglaise qu’elle pratiquera dans ses écrits, dé-concertant le français) et des procès d’Oscar Wilde dont les tragiques conséquences se savent. Les revendications surréalistes subséquentes, ainsi que les actes de résistance anti-nazis commis avec Moore, sans oublier le refus d’un parti pris générique, que ce soit littéraire ou sexué, participent pleinement de l’époque dont l’auteure, par son autonomie, échappe, pour y retomber comme la vague dont la mer est à la fois la propulsion et la berme.

Si Claude Cahun est un nom parmi d’autres que l’auteure aura adopté comme signature de ses écrits, c’est celui qui échappe pleinement au pseudonymat ; l’auteure y aura donné corps. Un corps changeant comme ceux rencontrés dans ce recueil d’Héroïnes pour lequel le mot de livre ne convient pas ; car ce que vous avez entre les mains est une invention posthume. Si l’écriture de ces textes coïncide avec l’écriture d’Aveux non avenus, il n’en demeure pas moins que le tiers des textes ici inclus n’ont pas été publiés du vivant de l’auteure. Face à cela, nous ses lecteurs tout aussi posthumes, avons la grave responsabilité de ses ayants-droits. La responsabilité d’une vérité qui échappe à la langue assignée, et qui s’envole dans les airs de ses ailes coupées.

Plus d’un siècle avant l’avant-arrivée de Cahun, à l’époque de Voltaire, et avant la Révolution française, le comte de Buffon rédigeait son Histoire naturelle des oiseaux qu’il voulait exhaustif et qui est demeuré interminable. Parmi les espèces identifiées on y trouve le courly rouge du Brésil, dont l’étonnante illustration est redevable à l’artisterie de François-Nicolas Martinet.

L’une des (autres) signatures adoptées par Claude Cahun a été Claude Courlis. Elle s’y est vue une affinité avec le bec courbe de cet oiseau des marais dont le nom dit « normalisé », courlis, délié, se prononçait autrefois corlieu (corps-lieu), messager. Le courlis qui appartiendrait au genre numenius doit sa nomenclature latine à la nouvelle lune, invisible dans le ciel de tous les temps.

Si le courly rouge du Brésil n’existe pas selon le leurre des langues parlées et l’identification des espèces, et s’il porte actuellement le nom tout aussi flamboyant d’ibis rouge, se rendant ainsi au travestissement des langues et aux aspirations appauvries des êtres humains devant ce qui ne se désigne pas, il n’en faut pas moins croire, avec Claude Cahun, à son nom de lune, le vrai.

Nathanaël

Chicago, mai 2016

Nathanaël est l’auteure d’une trentaine de livres publiés en anglais ou en français. Elle a notamment publié L’absence au lieu (Claude Cahun et le livre inouvert) (Nota Bene, 2007) dont la contra-verse, également signée Nathanaël, porte en anglais le titre Absence Where As (Claude Cahun and the Unopened Book) (Nightboat Books, 2009). Un essai, également adressé à Claude Cahun, « La lune arquée ou l’E dépensé » a paru dans la revue La contre-attaque (Pontcerq, 2017). Parmi ses autres ouvrages : L’heure limicole (Fidel Anthelme X, 2016), Feder (Nightboat Books, 2016), Laisse (rejet apparent) (Mémoire d’encrier, 2016).

[1] « : translation is the a priori of the untranslatable. » Naoki Sakai, Translation & Subjectivity : On « Japan » and Cultural Nationalism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1997.

[2] « L’éclair du cri, l’opacité ardue de la parole. » Édouard Glissant, L’intention poétique, Paris, Seuil, 1969.