Claude Cahun et Havelock Ellis dans Inversions et L’Amitié

Claude Cahun et Havelock Ellis dans Inversions et L’Amitié

 

En novembre 1924 était paru le premier numéro d’Inversions1 qui se présentait comme une revue non pas « de l’homosexualité », mais « pour l’homosexualité ». La publication ayant fait l’objet d’une information du Parquet de la Seine sous l’inculpation d’outrages aux bonnes mœurs, pour obtenir des soutiens, elle lança une enquête auprès de diverses personnalités dont les réponses étaient publiées en avril 1925 dans le numéro unique de L’Amitié, publication faisant suite à Inversions. Claude Cahun figurait – avec Havelock Ellis – parmi les personnalités qui avaient répondu. De sa réponse2, une phrase a souvent été citée : « Mon opinion sur l’homosexualité et les homosexuels est exactement la même que mon opinion sur l’hétérosexualité et les hétérosexuels : tout dépend des individus et des circonstances. » On a moins prêté attention à un autre passage de cette réponse : « La revue Inversions n’est pas encore ce que je souhaite qu’elle devienne […]. » L’emploi de la première personne du singulier laissait pourtant supposer une implication personnelle dans la revue. En outre, les derniers mots de son texte intriguaient. Après avoir évoqué un éventuel changement de « l’opinion de la Loi », elle concluait abruptement : « Hélas ! Souvent femme varie… » Voulait-elle simplement s’amuser aux dépens du lecteur, lui faire une sorte de pied de nez ? Oui, à moins de prendre l’expression au pied de la lettre. La femme qui varie, n’était-ce pas Claude Cahun elle-même, capable d’offrir des « variantes » de sa personnalité ? Et une « variante » apparaissait dans L’Amitié : la militante pour la cause homosexuelle qui signait Clarens.

Dans ma première étude consacrée à Inversions3, j’avais bien remarqué que les deux fondateurs de la publication, Gustave Beyria et Gaston Lestrade, utilisaient de multiples pseudonymes, créés en jouant avec les lettres de leurs noms et prénoms. Clarens, de toute évidence un pseudonyme, ne semblait pas relever du même procédé… à moins que les noms et prénoms fussent de quelqu’un d’autre. Et en effet : C L A est le début de Claude – R E N, celui de Renée – et la lettre finale, le S de Schwob. Pour percer le mystère Clarens, il fallait connaître l’identité multiple de Claude Cahun, née Lucy Renée Mathilde Schwob. Mystère qui n’en était pas un réellement, dans la mesure où Mademoiselle Schwob avait déjà utilisé ce pseudonyme. Dans le manuscrit des Jeux uraniens conservé au Musée de Jersey, un feuillet comportant deux courts textes, « Éros » et « Antéros », est signé Clarens.

Dans une première partie, nous présentons diverses contributions à la revue de Claude Cahun. La deuxième partie est consacrée à son combat pour l’intégrité et la survie d’Inversions. Pour l’appuyer dans ce combat, elle a fait appel à Havelock Ellis. Sa relation avec lui sera au cœur de la troisième partie.

Les contributions de Claude Cahun

Trois textes sont signés Clarens : un dans le no 4 d’Inversions et deux dans le numéro unique de L’Amitié. Trois textes très différents.

Le premier texte, intitulé « Nous4 », provient d’une œuvre écrite en 1913-1914, Les Jeux uraniens, encore intitulée Amor amicitiae, l’amour des amis, longue méditation sur l’amitié homosexuelle. Claude Cahun n’avait pas publié ce texte, à l’écriture souvent affectée et excessive, caractéristique du symbolisme tardif. Dix ans après, au service de la cause homosexuelle, elle fait du réemploi : trois pages sont tirées d’un manuscrit qui en compte une centaine. Claude Cahun a pris des séquences ici et là au fil de l’œuvre, pour les redistribuer et composer un nouveau texte que le raccourci rend plus incisif. Cependant, le discours amoureux demeure avec l’adresse du même au même, la quête de l’unité, Narcisse dans la ligne de mire et un parcours balisé par le Petit Poucet dont le conte est judicieusement revisité.

Pour l’essentiel, « Nous » provient des Jeux uraniens. Mais pas en totalité. Une séquence en a été écrite après coup, à la tonalité différente. Alors que toute la méditation reste contenue dans les sphères spirituelles ou sentimentales, cet ajout apporte au propos une teneur plus charnelle, une composante érotique, voire un soupçon de sado-masochisme.

Les mains…

Ami, prends ma main douloureuse. Serre-là fort ; je veux que tes ongles s’y incarnent jusqu’au sang. Cette étreinte visible nous suffira, peut-être…

Les bouches…

Je me mords la lèvre. Est-ce un baiser que je désire… « Si peu ? Maladroit ! Je demanderais davantage… » – Raille ma ferveur puérile, amincis d’un sourire cette bouche trop sensible que je châtie en vain.

Les corps…

Luttons corps à corps. Prenons aux combats de boxe la règle des dix secondes. Hésitation forcée ! Après quoi nous n’oserions abuser de l’une ou l’autre victoire5.

La raison d’être de cette séquence nous apparaîtra dans la deuxième partie.

Le deuxième texte est intitulé « L’Amitié6 ». Portant le titre qui est désormais celui de la revue, publié en ouverture du premier numéro, cet article a la fonction d’un éditorial, destiné à promouvoir ce nouveau titre, et celle d’un manifeste pour l’homosexualité. Qu’il ait été confié à Claude Cahun témoigne de son « poids » au sein de l’équipe rédactionnelle. Le texte s’ouvre sur une comparaison assez convenue entre l’amour et l’amitié. Puis, sans transition, un simple intertitre, « Havelock Ellis », et Clarens se lance dans un éloge très appuyé du philosophe et psychologue anglais, un de ses maîtres à penser, éloge qu’elle conclut ainsi : « L’ami de tout au monde. On peut quitter n’importe quel sujet, quelle route, lorsqu’il vous tient par la main ; par n’importe quel chemin de traverse, il vous ramène à tout7. » Elle en donne aussitôt une démonstration : les considérations d’Ellis sur l’amitié normale lui servent de tremplin pour évoquer l’amitié qu’elle « souhaite anormale8 » entre deux hommes ou entre deux femmes – une amitié dont l’entrée aura eu lieu « par le canal érotique9 ». On pense bien sûr à sa très longue relation avec Suzanne Malherbe. Elle s’emploie ensuite à montrer l’« utilité particulière de cette amitié pour le bien commun10 ». Pour ce faire, elle oppose une nouvelle fois l’amitié à l’amour : l’amour qui renvoie l’homme à sa solitude tandis que l’amitié lui ouvre la vie sociale. « Par elle seulement les hommes sentiront la fraternité entre les classes, entre les races […] à travers une passion active11. » Clarens-Cahun développe alors une philosophie de la vie : « Il me semble que l’homme a trois fonctions importantes sur terre : se conserver, se reproduire et s’entraider12. » Arrivée là dans son propos, elle ne parle plus des amis, mais des invertis, et même des « invertis complets ». Pour le « troisième de ces destins » – l’entraide, la fraternité, les « grands idéals du socialisme et du pacifisme13 » – elle s’exclame : « […] les invertis ont la part belle14 ! » Les désignant ensuite comme des homosexuels, elle ne craint pas d’affirmer leur supériorité en ce domaine.

Le troisième texte15 signé Clarens est une présentation de Friendship and Freedom16, « journal américain, homosexuel et moral ». Il présente un intérêt particulier en tant que seul témoignage sur le contenu de ce journal, dont l’existence fut plus brève encore que celle d’Inversions. Du numéro qu’elle a en main, le premier, Clarens retient un article sur Oscar Wilde dont elle cite un passage dans lequel l’écrivain est comparé à un canari attaqué par de vulgaires moineaux. Elle remarque par ailleurs que les homosexuels américains se désignent comme des « intermediates ». Elle ajoute : « selon le mot de Carpenter ». Sans aucun doute, elle connaît The Intermediate Sex17 d’Edward Carpenter, un livre jamais traduit en français, mais qui fut largement diffusé dans les pays anglo-saxons. Carpenter avait collaboré avec Havelock Ellis et celui-ci, dans L’inversion sexuelle, soulignait sa « sympathie pour l’homosexualité18 ».

L’abondance des contributions de Clarens au dernier numéro d’Inversions et à L’Amitié nous conduit à nous interroger sur le point de départ de cette collaboration. Dans le no 1 d’Inversions, figure une rubrique « Souscription19 » : « Quelques amis qui connurent notre projet et l’encouragèrent ont bien voulu ouvrir cette souscription. » Suivent les noms ou les initiales des donateurs, parmi lesquels R. M. pour 10 francs. R. M. pourrait bien désigner Renée Mathilde. François Leperlier rapporte qu’il est arrivé à Claude Cahun de signer avec ces initiales20. Confirmation dans le deuxième numéro : toujours dans la rubrique « Souscription21 », cette fois c’est une Renée M. qui donne encore 10 francs.

Que Claude Cahun ait connu Inversions à l’état de projet, voilà qui nous invite à regarder de plus près les premières livraisons. Nous constatons que l’article de fond du no 1, « Autour du procès d’Oscar Wilde22 », est signé R. M. Haribey. Haribey étant l’anagramme de Beyria, j’avais d’abord attribué ce texte au directeur de la publication, grand utilisateur de pseudonymes. Pourtant il se prénommait Gustave. S’agirait-il d’une écriture à quatre mains ? Nous attachant au texte maintenant, nous lisons une étude fort détaillée des circonstances du procès de Wilde. Rappelons que Claude Cahun était très concernée par le sujet : son oncle, Marcel Schwob, avait été un proche ami de Wilde, elle-même avait consacré un long article dans Le Mercure de France à un procès lié à des représentations de Salomé23, et nous venons de constater encore un écho de cet intérêt dans le compte rendu de Friendship and Freedom. À travers les archives familiales, entre autres les collections du Mercure, elle disposait de la meilleure documentation sur cette affaire. En outre, l’article témoigne d’une excellente connaissance des milieux littéraires anglais du siècle précédent ainsi que des soutiens dont Wilde bénéficia en France. Les écrits de Beyria ne reflètent rien de semblable comme héritage culturel. Enfin, l’argument décisif en faveur de Claude Cahun réside dans les deux références à Havelock Ellis à propos du retentissement de l’affaire Wilde. Probablement, elle a écrit seule cet article, et elle s’est amusée à se fabriquer un pseudonyme en complicité avec le directeur de la revue.

Sa participation à ce premier numéro ne se limite pas à cet article. Une grande partie de la livraison est constituée par des « Pages d’hier » concernant l’homosexualité. Les textes choisis appartiennent pour l’essentiel à l’Antiquité (Tibulle, Théocrite) et à la littérature anglaise (Shakespeare, Swinburne), deux domaines que connaissait bien Claude Cahun. Il n’est pas douteux qu’elle a sélectionné plusieurs de ces textes et qu’elle a traduit elle-même le poème de Swinburne, auteur déjà cité dans Les Jeux uraniens. Ce n’est pas tout. Claude Cahun a probablement contribué à la rédaction du texte d’ouverture, « Sur le seuil24 » : on le devine à la radicalité des propos sur la normalité et le poids de la minorité, dont on retrouvera des accents dans son article « L’Amitié ». Enfin, elle a certainement choisi la citation de Goethe pour la première de couverture : « Elle est dans la Nature, bien qu’elle soit contre nature. » En effet, ce n’est pas la phrase exacte de Goethe, mais une citation abrégée, précisément celle que donne Havelock Ellis à la fin de L’inversion sexuelle25.

Ce premier numéro ne compte finalement que trois contributeurs : Gustave Beyria et Gaston Lestrade, les deux provinciaux montés à la capitale, qui n’ont pas de liens avec les milieux intellectuels parisiens, et Claude Cahun, déjà introduite dans ces milieux et surtout dotée d’une expérience en matière de presse et d’édition, expérience acquise dans le milieu familial, au Phare de la Loire et à La Gerbe, assurément précieuse pour le lancement d’une revue. Cette expérience de Claude Cahun est complétée sur le plan graphique par celle de Moore, auteure probable du « Corydon » en vignette et de la maquette de couverture, Moore qui serait donc le quatrième pilier de la revue. Si Claude Cahun et Marcel Moore se sont fortement impliquées dans la création d’Inversions, on ignore toutefois comment Beyria et Lestrade sont entrés en relation avec elles.

Le combat pour l’intégrité et la survie d’Inversions

Claude Cahun n’a pas donné de texte pour le no 2. Elle pouvait marquer une pause, ce numéro voyant l’arrivée de deux importants contributeurs : le premier, Axieros, pseudonyme de Pierre Guyolot-Dubasty, est un jeune enseignant, auteur de poèmes et de proses aux thématiques ouvertement homosexuelles. Par ailleurs, il collabore à L’En-dehors, le journal des anarchistes individualistes – dans la lignée de Max Stirner – que dirige E. Armand. Comme Havelock Ellis, Claude Cahun n’est pas éloignée de ce courant de pensée, très présent dans l’entourage de Marcel Schwob et des symbolistes. Axieros apporte à Inversions le concours et le soutien de L’En-dehors pour le meilleur – peut-être aussi pour le pire. Le second, Eugène Wilhelm, est un juriste alsacien né en 1866. Allemand avant 1914, il a collaboré à l’Annuaire des différences intersexuelles de Magnus Hirschfeld et à la revue Die Freundschaft, mais aussi, en France, à Akademos, la revue de Jacques d’Adelswärd Fersen. Il a ainsi établi une liaison entre les milieux homosexuels allemands et français. Son homosexualité lui causa des soucis : en 1908, pour éviter le scandale, il préféra démissionner de sa fonction de juge ; écrivant sous le pseudonyme de Numa Praetorius, il a été démasqué peu avant la Première Guerre mondiale dans un libelle antisémite. Dans Inversions, ses contributions sont nombreuses, sous divers noms d’emprunt.

Les problèmes surviennent avec le no 3. On apprend que la revue est menacée dans son existence : « Une information a été ouverte au Parquet de la Seine contre le gérant de la publication sous l’inculpation d’outrage aux bonnes mœurs26. » Aux yeux de Cahun, une autre menace a surgi, touchant l’intégrité de la publication, avec l’arrivée d’un nouveau collaborateur : Camille Spiess, médecin suisse fondateur d’une « science » nouvelle, la psychosynthèse. Dans son article au titre trompeur, « Amour et sexualité27 », tenant un discours souvent confus, il glorifie une pédérastie asexuelle et platonique, à l’opposé de l’inversion sexuelle qui, selon lui, « n’a pu germer que dans la cervelle d’un juif » – en l’occurrence Magnus Hirschfeld – « parce que l’empreinte sexuelle du psychisme féminin est l’impuissance psychique du métis dont le déshonneur est le suicide moral ». Plus loin, il précise : « Le juif est l’ennemi de l’homme, c’est-à-dire le mensonge, parce qu’il hait le genre humain. » Par delà le délire verbal, les thèses de Spiess atteignaient les sommets du racisme, de la misogynie et finalement… de l’homophobie28. Elles pouvaient faire illusion auprès d’un public peu averti : on comprend mal l’intérêt que leur porte Gustave Beyria (qui a déjà consacré à Spiess une notule élogieuse dans le no 2), et encore moins la faveur dont elles jouissent auprès des anarchistes qui leur ouvrent les colonnes de L’En-dehors.

Claude Cahun ne pouvait accepter ces propos. Eugène Wilhelm non plus. Tous les deux avaient eu à souffrir de l’antisémitisme, en outre Wilhelm avait été un collaborateur d’Hirschfeld. Ils se devaient de réagir, mais ils ne voulurent pas pour autant abandonner la revue. Nous ne savons rien des débats qui sans doute agitèrent la rédaction, mais nous pouvons en juger les résultats.

Dans un premier temps, ce qui correspond à ce troisième numéro, Cahun et Wilhem ont adopté une tactique d’encerclement, en disposant des barrières, des garde-fous, autour de la contribution de Spiess, de façon à l’isoler ou à prendre son contrepied. C’est d’abord, juste avant le texte de Spiess, donc sur la première de couverture, une citation de Freud – un autre juif – tirée des Trois essais sur la sexualité, envisageant positivement l’inversion : « On doit concéder aux avocats de l’“uranisme” que certains des hommes les plus éminents ont été des invertis et peut-être même des invertis complets. » Le choix de cette citation revient à Claude Cahun, on comprendra bientôt pourquoi. Et juste après les propos homophobes et misogynes de Spiess trouve place un poème saphique, « Vous… », signé d’un nom d’emprunt féminin : Mary Orfano29.

Plus loin, Wilhelm, signant Ituriel, comme pour illustrer la citation de Freud réclame « Une vie réelle des grands hommes s. v. p.30 », beaucoup d’entre eux ayant été des invertis. Curieusement, son texte s’ouvre sur l’évocation d’un écrivain juif mais pas homosexuel, en ne ménageant pas le compliment : « Le délicieux Marcel Schwob écrivit jadis Les Vies imaginaires, charmant et profond livre où il nous décrit la vie de certains grands hommes […]31 ». Coup de patte à l’adresse de Spiess et clin d’œil à la nièce de Schwob, on a ici l’indice d’une connivence, probablement d’une concertation, entre Wilhelm et Cahun.

Dans le no 4, Wilhelm et Cahun poursuivent sur leur lancée, adoptant maintenant la tactique d’occupation du terrain de façon à ne laisser aucune place à l’adversaire, et de fait Spiess n’apparaît pas dans cette livraison. Wilhelm y signe de nombreux textes, sous diverses signatures avant de reprendre son pseudonyme historique, Numa Praetorius, comme un nom de guerre, pour évoquer « La question de l’homosexualité en Allemagne dans les cinquante dernières années32 » et défendre le travail de Magnus Hirschfeld. Quant à Claude Cahun, elle publie là le texte intitulé « Nous ». On comprend pourquoi elle y a introduit une séquence d’amour plus charnel : il s’agit, contre Spiess, de présenter une homosexualité qui n’a rien de platonique et d’asexuel.

Cette livraison contient aussi le texte de l’enquête destinée à recueillir des soutiens :

La revue Inversions a-t-elle outragé vos bonnes mœurs ?

À votre avis l’information ouverte contre cette revue constitue-t-elle une entrave à la liberté de pensée et à la liberté de la presse ?

Quelle est votre opinion sur « l’homosexualité et les homosexuels » ?

Si les deux premières questions sont en relation directe avec la menace « extérieure », l’action en justice, la troisième concerne autant sinon plus la menace « intérieure », le rejet de l’inversion par un des collaborateurs de la publication.

Inversions étant passible d’une interdiction, les réponses sont publiées dans une nouvelle revue : L’Amitié33. Peu nombreuses, on ne sait lesquelles sont à mettre au compte de Claude Cahun, mais il en est une, essentielle, qu’elle seule pouvait obtenir, celle de Havelock Ellis, savant et penseur à la renommée internationale. À croire que le questionnaire, particulièrement la troisième question, avait été conçu pour lui34. Cependant le grand homme vivait en Angleterre. On ne sait comment parvinrent ses réponses, mais on est frappé par leur extrême brièveté : « Non » et « Oui » aux deux premières questions et, à la troisième, cette formulation : « Avec Moll, Hirschfeld, Freud, et les autres autorités, je concède que certains des hommes les plus éminents de notre temps et d’autrefois ont été des invertis sexuels35 », qui reprend largement les mots de Freud cités en tête du no 3 : « On doit concéder aux avocats de l’uranisme que certains des hommes les plus éminents ont été invertis et même des invertis complets36. » Aucun doute, celui ou celle qui a choisi la citation de Freud a aussi « recueilli » la réponse d’Ellis – lui demandant peut-être seulement d’apposer sa signature sur un texte déjà prêt pour l’impression. Réponse brève, mais ô combien pertinente pour rejeter les inepties de Spiess et défendre l’inversion sexuelle. Également pour soutenir l’existence de la revue. Alors, peu importe qu’Ellis ait lui-même écrit le texte ou que Claude Cahun le lui ait « soufflé ». Pour le moins, il l’a inspiré et celui-ci ne trahit pas son opinion.

Après la réponse d’Ellis, viennent celles de l’écrivain Henry-Marx et du militant pacifiste Georges Pioch. Camille Spiess a lui aussi répondu, toujours aussi confus, mais son texte cette fois ne comporte pas de propos antisémite. On y a peut-être veillé. Figure aussi la réponse de la militante féministe Suzanne de Callias qui la signe de son nom et, sous son pseudonyme Menalkas, propose deux autres textes. Encore une femme qui « varie » ! Parmi les autres collaborateurs, on remarque l’ami de Cahun et Moore, Marc-Adolphe Guéguan, qui publie deux poèmes sous son pseudonyme Paul Saint-Armel37. Discrètement, deux femmes encore ont contribué à L’Amitié, du moins à sa couverture. Cette couverture n’est pas une réussite, elle sent le bricolage effectué dans l’urgence après le changement de titre ; cependant elle reproduit une vignette représentant deux mains qui se serrent, des mains de garçons ou de garçonnes, dont le trait ressemble fort à celui de Moore. Moore, jamais très loin, qui aurait aussi produit un lettrage pour la nouvelle mise en page. Quant à la citation, elle provient cette fois d’une auteure, Renée Vivien. Seulement le prénom est écrit sans le e final. Connaissant la propension de Claude Cahun à jeter le trouble dans le genre, on peut penser que la coquille n’est pas involontaire.

Cette livraison de L’Amitié, en raison sans doute des démêlés judiciaires de Beyria et Lestrade, a été largement conçue et dirigée par Claude Cahun qui semble alors avoir gagné la partie contre la « psychosynthèse ». Mais l’autre menace n’a pas disparu !

Avec Havelock Ellis

L’histoire mouvementée d’Inversions nous a permis de découvrir une face jusque-là cachée de la personnalité de Claude Cahun : la militante homosexuelle. L’activité d’animatrice de revue lui offrit l’occasion d’affirmer sur l’homosexualité des convictions qu’elle s’était forgées à la lecture des ouvrages du fondateur de la sexologie. En juillet 1926, elle écrirait à Adrienne Monnier : « Je ne sais ce que vous penseriez de l’influence que peut avoir sur moi Havelock Ellis38 ? » Dans la revue, non seulement elle se réfère plusieurs fois à Ellis, non seulement elle fait personnellement appel à lui, mais elle s’exprime comme nulle part ailleurs sur cette « influence ».

Claude Cahun aime surprendre son lecteur. Dans son texte « L’Amitié39 », pour présenter Havelock Ellis, elle le compare à une hirondelle. « Hirondelle par la hauteur et la rapidité de son vol, hors du temps, hors de l’espace […]40. » Veut-elle se moquer de lui ? On le supposerait si l’on ne connaissait pas sa passion pour les oiseaux. Elle-même n’ignorait pas qu’Ellis se retrouverait dans cette image, lui qui expliquait dans sa préface à The New Spirit qu’il avait passé sa vie tout entière à s’élever « toujours plus haut » et qu’il voulait « jeter sur le monde le coup d’œil d’un oiseau41 ».

Toutes les traductions françaises des œuvres de Havelock Ellis ont été publiées au Mercure de France. Claude Cahun les trouvait dans la bibliothèque familiale ; elle a commencé à les lire à la fin des années 191042. À Paris, elle fréquenta Sylvia Beach, fondatrice de la librairie Shakespeare and Co, qui était l’agent littéraire de Havelock Ellis pour la France. Ce fut donc vraisemblablement avec Sylvia Beach qu’elle s’engagea à traduire un ouvrage resté inédit : L’hygiène sociale (un seul des deux tomes paraîtrait en 1929, La femme dans la société43). A-t-elle alors rencontré le philosophe ? Ce n’est pas impossible. Celui-ci ne venait pas souvent à Paris mais Sylvia Beach évoque un voyage effectué « dans les années 1920 », sans préciser qui il a fréquenté44. Quoi qu’il en soit, il ne pouvait ignorer que sa traductrice était la nièce de Marcel Schwob et le ton plutôt familier qu’elle emploie parlant de lui laisse supposer une relation amicale.

Qu’elle se soit investie dans la traduction d’un gros livre comme La femme dans la société, montre l’importance qu’il avait à ses yeux. Havelock Ellis y rapprochait deux thématiques : le féminisme et l’eugénisme. Le féminisme ne se réduisait pas pour lui à la revendication du droit de vote ; il devait surtout viser la libre disposition du corps de la femme, le droit d’avoir uniquement les enfants désirés. Quant à l’eugénisme, l’amélioration de la race, il a mauvaise presse depuis le nazisme, qui a pratiqué un « eugénisme négatif », avec l’élimination des handicapés, des malades mentaux et des homosexuels considérés comme des dégénérés. L’eugénisme de Havelock Ellis, en revanche, se veut positif45 : la race s’améliorera du fait des seules naissances désirées, en conséquence de l’affection maternelle plus grande, de meilleurs soins, d’une meilleure éducation. La femme a donc un rôle essentiel à jouer avec le contrôle des naissances qui s’inscrit dans une perspective néo-malthusienne de limitation de la population. Claude Cahun partage totalement ces positions qu’elle exprime à plusieurs reprises, par exemple dans Aveux non avenus : « Dévaloriser la race. Les hommes ont expérimenté le système de l’inflation de leur propre chair… Trop d’enfants sur le marché des changes46. » Dans « L’Amitié », elle affirme que cet idéal eugénique (elle écrit « eugénésique ») concerne aussi les invertis qui y participent à leur façon, justement en n’ayant pas d’enfants. Ce qu’elle compare à la « résistance passive du prophète Gandhi ».

Dans les convictions exprimées dans son article, il n’est pas que l’eugénisme qui soit emprunté à Ellis. Elle lui doit plus globalement cette philosophie de la vie déjà évoquée, personnelle et sociale, d’un côté, la volonté d’épanouissement total de l’individu (« développement physique et intellectuel aussi complet qu’il est en lui », écrit-elle), de l’autre, « les grands idéals du socialisme et du pacifisme ». Socialisme libertaire, s’entend, et pacifisme des réfractaires aux armées. Toutes conceptions47 qui relèvent de l’anarchisme individualiste, partagées par le mouvement qui s’exprime dans L’En-dehors et qui reconnaît Ellis comme l’un de ses proches.

En tant que savant et humaniste, Havelock Ellis a travaillé sur l’inversion, mais il ne s’agit pas d’un combat personnel, comme pour son ami Carpenter. Ellis reconnaît l’existence de l’inversion, respecte les invertis, ne condamne pas leurs pratiques, mais il ne les invite pas à vivre pleinement leur sexualité, il leur conseille de la sublimer dans les travaux de l’esprit ou dans l’action sociale. Finalement, n’est-ce pas ainsi que Claude Cahun oriente sa vie personnelle et sa vie de couple ? Ne les inscrit-elle pas dans le prolongement de cette position d’Ellis quand elle affirme, dans « L’Amitié », la supériorité des couples d’invertis pour tout ce qui touche à la fraternité ? (Plus tard, avec Suzanne, de Contre-Attaque à la Résistance, elle en apporterait une belle démonstration.)

En fait, rien ne la dérange dans les conceptions de Havelock Ellis, pas toujours très audacieuses en matière de mœurs. (Dans le même sens, on peut penser à ses réticences vis-à-vis des pratiques hédonistes au sein du groupe Brunet48.) Cependant, dès qu’il s’agit des relations entre personnes de même sexe, elle se juge autorisée à adapter ou à prolonger la pensée d’Ellis. On l’a vu avec la « résistance passive » des homosexuels dans l’idéal eugénique. Un nouvel exemple en est fourni avec cette notion qui lui est chère d’une amitié anormale. Elle prévient le lecteur : « Interprétation téméraire, sans garantie de Havelock Ellis, mais je compte bien me faire pardonner49. » Il existerait donc une complicité avec le maître, dont on ne saura rien de plus, sinon que cette complicité l’autorise à prendre des libertés avec ses écrits. Reste à s’interroger sur l’« interprétation téméraire ». Claude Cahun cite une phrase prétendument empruntée à L’Art de l’amour : « Les amitiés, dont l’entrée fut par le portail érotique, obtiennent une intimité et retiennent un charme intellectuellement érotique auquel ne saurait atteindre une amitié normale entre personnes du même sexe50. » Seulement, cette phrase ne se trouve pas dans L’art de l’amour. Claude Cahun a raccordé des fragments de deux phrases distinctes et elle a ajouté : « entre personnes du même sexe ». Or, dans ce livre d’Ellis, il est toujours question d’amour hétérosexuel. L’interprétation est en effet téméraire. On pourrait parler de désinvolture, mais n’est-ce pas plutôt la rançon de l’admiration. Elle a tellement fait sienne sa pensée qu’elle se considère comme son interprète la meilleure – et particulièrement pour les sujets touchant l’homosexualité. Ce qui nous ramène à la réponse d’Ellis à l’enquête d’Inversions, une autre « interprétation », peut-être, que Claude Cahun aurait eu à se faire pardonner !

Quoi qu’il en fût, son admiration pour Havelock Ellis et sa fidélité s’inscriraient dans la durée. En 1938, membre du groupe surréaliste, elle proposerait à André Breton la participation du philosophe au Cahier GLM Trajectoire du rêve51. Et, dans ses écrits d’après la guerre, elle saluerait encore sa clairvoyance52 – alors qu’elle passerait sous silence l’histoire d’Inversions.

Pourtant, Inversions représenta une expérience importante, et éprouvante, pour Claude Cahun. Elle s’était engagée dès le début dans l’aventure de la revue, elle a combattu pour son intégrité, elle a mis son héritage culturel au service de la cause homosexuelle. Finalement, elle s’est retrouvée à diriger L’Amitié pratiquement seule, mais seulement le temps d’une livraison. L’Amitié connut en effet le sort promis à Inversions : elle fut interdite. On ne peut que supposer (faute de traces écrites) la déception et la colère de Claude Cahun, devenue militante pour la cause homosexuelle et décidée à assurer le développement de la revue. Plus encore, la rancœur de Beyria et Lestrade, cités à comparaître devant le tribunal correctionnel, soutenus seulement par les anarchistes de L’En-dehors, finalement condamnés en appel à des peines de trois mois de prison ferme. Lors du procès, ils ont eu l’élégance de ne pas jamais avancer le nom de Claude Cahun. Elle était coupable pourtant – comme aurait pu l’être Havelock Ellis – devant ce qu’elle-même appelle « l’opinion de la loi » : comme on n’avait rien trouvé de pornographique dans la revue, la Justice l’a sanctionnée à cause des « méthodes anticonceptionnelles » qu’elle avait eu « ce grave inconvénient de favoriser et de propager53 » !

Michel Carassou
Éditeur

Pour citer cette page

Michel Carassou, « Claude Cahun et Havelock Ellis dans Inversions et L’Amitié », dans Héritages partagés de Claude Cahun et Marcel Moore, du XIXe au XXIe siècles. Symbolisme, modernisme, surréalisme, postérité contemporaine, <https://cahun-moore.com:443/collectif-heritages-partages-de-claude-cahun-et-marcel-moore/claude-cahun-et-havelock-ellis-dans-inversions-et-lamitie/> (Page consultée le 19 avril 2024).