Corps et femmes en hypallages

Corps et femmes

en hypallages

 

Nous.

Sur la plage, entre les étoiles de corail et les barrières de mer, nous murmurons quelques mots. Pouvons-nous être invincibles devant nos prédateurs ? Pouvons-nous les éviter ? Sans cesse, ils parcourent vagues et continents pour nous retrouver. Pourquoi notre image est-elle enfermée dans leurs pupilles, serrée dans leurs mains, incrustée sous leurs ongles ?

Un souffle. Une note. Silence.

Les mains en larmes, nous nous embrassons.

(pleurs coincés

dans nos gorges salées).

Jours et nuits, nous traçons des marelles sur l’écume, des frontières autour de nos corps. Acharnement charnel. Faux espoirs. Visions vaines. Encore hier, les prédateurs entraient dans notre intimité, volaient nos dentelles, dispersaient nos rires. À quatre hanches, les pattes courbées, nous creusons aujourd’hui dans le sable pour retrouver notre image.

Nous devrions avoir des sens imperméables, impénétrables, refuser ce sperme qui dégouline sur notre parole, étrangler l’Histoire qui a saturé notre définition, étouffer ces bouches qui lèchent jour et nuit notre beauté.

Pourrions-nous être réinventées ? Pourrions-nous respirer l’empathie, l’intuition, le sensible ? Expirer les voix rauques et bestiales ? Notre peau ne serait plus colonisée, notre corps nu s’ouvrirait vers les cours d’eau, méduses, coquillages. Nous dévisagerions nos prédateurs et les obligerions à s’engouffrer dans le sable. Les yeux croisés, les bras ouverts,

nous regarderions leur image se transformer en vestige.

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Je regarde ce Nous.

Lentement, je me défais d’elles. Je nage dans le sable, me sèche sur l’eau. Je plonge sous une texture bleu mauve, à la recherche du regard perdu. Je n’arrive qu’à palper des robes décousues, des morceaux de femmes emportées par la rive.

(Amour en mèches, amour en algues : ce qui ondule ne revient pas).

Je redescends à la surface.

Les blessures flottent autour de moi.

Je remonte au fond de l’eau.

Les prédateurs sont là, invisibles. Toujours, constamment, ils encerclent mon corps pour l’embellir. Ils étirent mes cheveux, lissent mon front, serrent mes seins, allongent mon cou, mes jambes, mes mains, arrachent poils, cils et sourcils, écrasent hanches et ventre, dos et coudes, effacent tempes, jointures et lèvres, dents et mâchoire, frappent joues, pommettes, cuisses et fesses.

Je marche dans le monde en titubant. J’avale les synonymes de mes prédateurs. J’écoute ce qu’ils me disent, bouche myope. Leur désir trace les contours de mon corps.

Les lèvres serrées, le cœur mouillé, je m’enfonce dans la texture bleu mauve. J’attrape toutes ces robes décousues, serre contre moi les morceaux de ces femmes emportées par la rive et m’approche de la berge.

(La douceur existe, elle est sûrement quelque part).

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Elle regarde un Je qui observe un Nous.

Sur une terrasse, elle écoute les craquements du soleil sur son visage, touche le ciel bleuté de nénuphars. Son prédateur arrive bientôt. Comment peut-elle l’aimer sans se soumettre, l’haïr avec lucidité ? Comment sortir de cette ligne tracée autour de son corps ?

Balayée de honte, morte du regard, elle cherche à retrouver ce qu’il reste de son image. Elle tâte son corps devenu ample, effleure ses robes maigres. (Sa voix, coincée dans les recoins de sa chair, noyée dans le sable, trouée par des répliques épineuses). À coup de sexe, elle reçoit des compliments qu’elle ne désire pas.

Lui : amour prémédité.

L’autre : amour absoluble.

Celui‑là : \(\frac{(amour\; +\; algorithme)}{corps\; mode\; d’emploi}\)

Un souffle. Une note. Dissonance.

Elle cherche les couleurs qui reluisaient autrefois sur ses paupières. Un peu de vert, un peu de bleu, un peu de rouge. Elle laisse les teintes couler sur son corps. Pensive, elle imagine alors un langage, celui qu’aucun prédateur ne pourra deviner :

Mots invisibles. Phrases indicibles. Ponctuation sans logique. Cédilles géantes. Antonymes contrariés, anonymes. Point d’excaves. Pelures d’oxymores. Proposition indécente, jalousie indirecte. Infinitif périmé. Passé organisé. Futur avorté. Majuscules minuscules. Alphabet boulimique. Je mange des lettres. Apostrophe en forme d’orange. Suffixe flexible. Préfixe en mouvement. Point de prison. Adverbes soumis. (Majusculite Fiévreuse Et Sans Raison). Crevasse dans l’O. Piqûre sur les voyelles. Qu’on sonne les dialogues. Tirets verticaux : je vous vois. L’italique n’existe pas. Le gras non plus. Tout ne s’efface jamais. Chaque mot porte un masque. Sous ce mot un autre mot.

Je formule, reformule, déformule, aformule, préformule, paraformule, métaformule. Confondre, se fondre, tondre les tonalités. (SE REPLIER SUR L’ENNUI. Je hurle à voix haute. OUVRIR LE SILENCE AVEC MES DOIGTS. Je suis une cacophonie. NE PAS PARLER. Chanter jusqu’à perdre la voix. COMME C’EST DOUX. Phonèmes agressifs autour de moi. VOUS NE M’ENTENDEZ PAS).

Vite, vite. Les mots me font l’amour. Sexe en péril. Je soumets le langage, le langage se soumet à moi. Blanc. Suite d’appartements à quelques milliers de parenthèses : (de)venir, (ré)fléchir (re)trouver, (en)terrer, (dés)habiller, (dé)monter, (trans)parent, (in)vivable, (re)tourner, (re)vivre, (é)tirer, (ap)paraître. Intrus(ion). Magie et mimétisme : vous disparaissez, je reste. Bonshommes de sable, grains de neige. (Souriez !) Rien ne sert d’envier, il faut s’aimer à point. Paragraphes amorphes, inassouvis. Métaphores glorifiées. Comparaisons obsolètes. Et puis…

Nous attacherons vos pensées en nœud papillon. Nous apposerons des clous sur votre imagination. Nous ligoterons votre désir avec des fils barbelés. Vous serez nos proies.

Devant notre nouvelle image.

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Léa Sowa-Quéniart
Université de Montréal

Pour citer cette page

Léa Sowa-Quéniart, « Corps et femmes en hypallages », dans Héritages partagés de Claude Cahun et Marcel Moore, du XIXe au XXIe siècles. Symbolisme, modernisme, surréalisme, postérité contemporaine, <https://cahun-moore.com:443/collectif-heritages-partages-de-claude-cahun-et-marcel-moore/corps-et-femmes-en-hypallages/> (Page consultée le 16 avril 2024).